Espérer sans fuir face à la crise écologique
Et si la foi chrétienne nous appelait à regarder la crise écologique en face ? Dans cette interview, Clément Blanc, auteur du livre Aimer dans un monde en crise, appelle les croyants à assumer leur responsabilité dans un monde abîmé, à aimer concrètement les plus vulnérables, et à espérer — non par naïveté, mais par fidélité au Christ.

Daniel Hillion : Vous sortez un livre intitulé Aimer dans un monde en crise. Dans votre expérience, est-ce que les chrétiens considèrent que la crise écologique est vraiment grave ?
Clément Blanc : En Église, je dirais qu’au moins la moitié des gens pensent qu’il se passe sûrement quelque chose de grave mais on n’en est finalement pas absolument convaincu ! Une minorité est très informée et considère que la situation est vraiment préoccupante.
DH : Dans le premier chapitre du livre vous prenez le temps de donner quelques détails pour faire l’état des lieux de la situation actuelle. Pourquoi commencer ainsi ?
CB : D’une certaine manière, c’est ce qui me semblait essentiel pour construire le reste et qui me paraissait manquer dans d’autres publications. J’avais l’impression qu’il y avait comme deux mondes parallèles : un monde écologique où l’on ne fait que cet état des lieux et un monde théologique où l’on développe le sujet du soin de la création sans considérer ce qu’il y a de particulier dans notre situation.
Or je crois que notre époque vit quelque chose de spécial : d’une part, nous avons déjà beaucoup abimé les choses. La diminution du nombre d’animaux, d’insectes, de poissons, etc. est massive ces quarante dernières années. Nous n’avons jamais eu autant d’impact sur notre climat qu’aujourd’hui. D’autre part, nous avons encore la potentialité de détériorer la situation comme jamais auparavant !
Nous devons lire la Bible à la lumière des questions que cette situation pose. Que veut dire être un humain et un chrétien à une époque où nous sommes maintenant capables de dégrader à ce point la création qui nous a été confiée ?
DH : Quel est le lien entre la crise environnementale et le souci des plus pauvres ?
CB : C’est particulièrement clair pour les questions climatiques même si on pourrait aussi le développer sur d’autres sujets. Plus on est riche – avec le mode de vie qui va avec – plus l’impact que l’on a sur le climat est grand. Plus on est pauvre, plus on est vulnérable au changement climatique.
Pour le dire autrement : plus on est pauvre, moins on participe au problème. Plus on est riche et plus on est capable de se protéger d’un problème que l’on est soi-même en train de créer.
Il y a donc un vrai enjeu de justice ici. Nous devons être attentifs à ce que cela représente pour les pauvres de vivre dans un monde où le climat change. Je suis dans une région où des murs se sont fissurés parce qu’il y a eu des années très sèches. Il y a six mois, des inondations ont atteint le rez-de-chaussée des résidences étudiantes dans la vallée. C’est une réalité et on peut la relier au changement climatique. Mais si on s’en tient à cela, on ne prend pas du tout la mesure de la situation de notre monde. Nous avons besoin de la considérer du point de vue des personnes du Bangladesh dont une partie du pays est en train de disparaître à certaines périodes de l’année ou de celui de ceux qui souffrent de la désertification au Sahel. C’est en fonction de ces contextes qu’il faut se demander ce que cela veut dire de vivre dans un monde dans lequel le climat change. Et de notre côté, nous devons nous demander en quoi nos modes de vie participent à cette crise.
DH : Est-ce qu’il n’y a pas un paradoxe à penser que les pratiques qui dégradent l’environnement et qui nuisent aux plus pauvres sont aussi celles qui ont permis à certaines populations de sortir de la pauvreté et du risque de la famine ? Ce qui provoque le problème d’aujourd’hui n’est-il pas ce qui a été la solution d’hier ?
CB : C’est un paradoxe et il est essentiel d’en tenir compte. Je présente comme une des causes sous-jacentes à l’ensemble des crises actuelles (climat, pollution, biodiversité), ce que l’on appelle « la grande accélération ». On la voit dans l’explosion démographique, dans celle du PIB mondial, dans les quantités d’énergie utilisées, de matériaux extraits, etc. Pour beaucoup, c’est ce qui leur a permis de sortir de l’extrême pauvreté.
Si l’on considère les 20 ou 30 dernières années, c’est en grande partie le succès économique de la Chine qui explique la baisse de la proportion de la population vivant dans la pauvreté. Il ne faudrait surtout pas « jeter le bébé avec l’eau du bain ». Nous vivons quelque chose d’extraordinaire, il y a quelque chose de réjouissant dans cette situation. Mais c’est précisément cela la difficulté que nous avons aujourd’hui : arriver à saisir que ce qui a fait notre succès d’hier et d’aujourd’hui pourrait être précisément la source de notre chute demain. Et cela, c’est un schéma que l’on retrouve régulièrement dans la Bible. Pensez à Babel / Babylone. Il est question d’une prospérité qui est d’abord un sujet de réjouissance et de fierté mais qui amène ensuite à une fuite en avant, à s’imaginer que l’on peut prendre la place de Dieu… jusqu’à la destruction. La rhétorique prophétique se fait alors féroce : vous pensiez pouvoir atteindre le ciel et vous vous retrouvez jetés sur la terre. C’est une menace pour nous aussi. Ce que nous vivons avec la technologie moderne nous donne des pouvoirs surhumains – ce qui nous tente à nous prendre pour Dieu et peut nous conduire à notre propre perte à travers les choses qui font notre succès aujourd’hui.
DH : Vous affirmez qu’il y a une crise spirituelle derrière les crises environnementales. Qu’est-ce que cela signifie ?
CB : Je pense précisément au diagnostic que la Bible porte sur Babylone et sur tout ce qu’il y a de « babylonien » dans nos comportements. Derrière cela, il y a la chute dont parle Genèse 3. Nos premiers parents n’ont pas seulement désobéi à une règle qui aurait été arbitraire. Ils choisissent de s’imaginer pouvoir s’émanciper de l’autorité divine et prendre le rôle de Dieu sur terre – ce qui implique rupture de l’harmonie entre les humains et Dieu, entre les humains entre eux, entre les humains et la création. Cela prend une forme particulière dans les phases de prospérité. Quand tout marche tellement bien, on pourrait s’imaginer avoir réussi et se dire : « Nous sommes devenus comme des dieux qui connaissent le bien et le mal. » Pour celui qui vit dans la pauvreté, cela paraît un échec. Mais pour nous, nous pourrions nous imaginer avoir réussi le pari de Genèse 3. Je vois un lien entre cette attitude et la manière despotique de se comporter vis-à-vis de la création. Nous agissons un peu comme les dieux de la mythologie grecque qui ne voient le reste de l’humanité et toutes les ressources naturelles que comme des jouets entre leurs mains, des outils pour asseoir leur hégémonie divine. Il y a un parallèle entre la folie des grandeurs babylonienne et nos comportements. Et même quand nous voudrions faire différemment, nous n’y arrivons pas parce que c’est tellement ancré dans notre cœur. Nous voulons continuer à vivre comme des dieux sur terre et nous ne remettrons pas en question ce qui pourrait être délétère pour la création dans notre mode de vie.
DH : Quelle lumière la Bible apporte-t-elle sur cette crise avec ses deux volets écologique et social ? Que nous donne-t-elle de plus que ce que les scientifiques ou les personnes déjà engagées dans l’action peuvent nous apporter ?
CB : À la fin de mon livre, j’ai une section intitulée « limiter mon impact ». Globalement les préconisations sont assez similaires à ce que l’on pourrait trouver dans n’importe quel livre d’écologie non-chrétien. Alors qu’est-ce qui est spécifiquement chrétien dans tout cela ? Tous ceux qui se sont plongés dans le sujet sont d’accord sur les grandes lignes de ce qu’il faut mettre dans ces listes de ce qui est à faire pour limiter notre impact (alimentation, transports, logement, achats, etc.)… Le grand défi, c’est que nous n'y arrivons pas ! C’est comme pour les régimes : les nutritionnistes sont assez clairs sur ce qu’il faudrait manger en moins ou en plus ou sur le fait de faire du sport. Mais nous ne le faisons pas !
La foi chrétienne nous donne une autre vision du monde, qui devrait être pour les chrétiens un moteur pour arriver à remettre en question nos modes de vie. L’un des points importants est précisément le lien avec la chute : nous devrions être davantage que tout le reste de la population humaine prêts à reconnaître que nous faisons partie du problème, que nous sommes pécheurs. Dans notre péché, nous sommes capables du pire. Ce qui fait toute la différence, c’est que dans le cadre de la grâce et du sacrifice de Jésus pour nous, du fait qu’il nous a pardonnés non pas parce que nous le mériterions mais parce que lui seul a pu nous offrir la réconciliation avec Dieu, nous pouvons nous regarder en face et dire : oui je fais partie du problème et oui j’ai besoin d’être sauvé de moi-même dans tous les domaines de ma vie. Je peux me remettre en question et recevoir de l’autre et de Dieu l’encouragement à changer. On pense parfois que cette approche serait « culpabilisante ». Mais dans notre compréhension de la grâce, il doit y avoir de l’espace pour reconnaître notre participation au problème.
Concernant le lien avec la pauvreté : quand on reçoit l’enseignement de Jésus qui non seulement fait de l’amour du prochain quelque chose de central dans le fait de le suivre mais qui souligne aussi de façon répétée que cela implique en particulier de prendre soin des plus faibles et que l’on se rend compte que les plus pauvres sont en première ligne des crises écologiques, cela devrait se concrétiser a minima par le fait de limiter notre participation dans la destruction de leur environnement et pourquoi pas de les aider à construire une résilience face au changement climatique.
DH : Vous dites que le fait de ne pas être capable de sauver la planète n’est pas une raison pour participer activement à sa destruction. Est-ce vous considérez que nous participons tous activement à la destruction de la planète ? Si oui que devrions-nous faire pour arrêter ?
CB : Cela dépend de qui l’on entend par « nous » ! S’il s’agit des personnes vivant suffisamment confortablement dans les pays développés, je pense qu’il est un peu incontournable d’assumer que nous participons activement au problème. Évidemment, cela se fait à des degrés divers et en tenant compte de niveaux de responsabilité différents. De fait, il faut reconnaître que nous faisons partie d’un système : c’est la somme de nos modes de vie qui crée les effets délétères sur l’environnement. La question n’est pas de rentrer dans une mentalité comptable dans laquelle sous un certain niveau (d’émissions de CO₂ par exemple) je suis dans le vert et au-dessus je suis dans le rouge ! Le sermon sur la montagne nous montre plutôt que maintenant que nous suivons Jésus et que nous trouvons en lui la réconciliation avec Dieu, il nous donne une vie nouvelle et une direction dans laquelle avancer. Je peux discerner dans mon mode de vie ce qui participe au problème et même si ce ne sont pas mes changements qui vont sauver la planète, je peux discerner comment être davantage fidèle à Jésus dans ma manière de vivre en limitant ce qui, dans mon mode de vie, contribue au réchauffement climatique, à la chute de la biodiversité ou à la pollution.
DH : Vous parlez souvent de moins faire partie du problème pour commencer à faire partie de la solution. Pourriez-vous donner une ou deux pistes de ce que cela peut vouloir dire concrètement notamment en rapport avec l’impact de la crise environnementale sur les plus pauvres ?
CB : Les grandes pistes pour limiter notre impact sont connues : limiter les transports en voiture individuelle et l’utilisation de l’avion, limiter la consommation de viande rouge, acheter un maximum d’aliments issus de l’agriculture biologique, acheter moins et autant que possible de seconde main ou recyclé, faire durer au maximum ce que l’on a, avoir un logement moins grand, mieux isolé et le partager, avoir un logement plus proche de nos centres de vie (moins loin du travail et des loisirs pour moins dépendre de la voiture)… À ce niveau-là, je n’ai pas d’apport très particulier à proposer en tant que chrétien.
Ensuite, je dirais que beaucoup des choses que nous sommes censés faire nous ramènent à des fondamentaux de l’enseignement de Jésus vis-à-vis de l’argent. J’aimerais questionner notre relation avec l’accumulation et le fait de repousser nos limites. Nous ne pouvons pas chercher à toujours plus maximiser nos plaisirs et répondre à nos désirs personnels sans considérer ce que cela implique pour les autres. Eût égard aux ressources dont nous disposons et aux besoins de ceux qui nous entourent, il nous faut nous montrer solidaires et ne pas vivre comme si nous étions seuls sur terre. Je pense à cette prière de Proverbes 30 : ne me donne ni pauvreté ni richesse. La pauvreté n’est pas un idéal. Mais la richesse peut amener à oublier Dieu… et les autres aussi d’ailleurs. Je voudrais également souligner un verset d’Ésaïe 5 qui me donne l’impression de poser un diagnostic sur notre réalité actuelle. Il parle de ceux qui ont accumulé maison sur maison et champ sur champ (centre commercial sur centre commercial, mine sur mine, usine sur usine pourrait-on dire aujourd’hui) et il n’y a plus de place sur la terre ! Dieu avait donné à Israël un pays où il y avait suffisamment pour tous du moment que chacun laissait de la place aux autres. Si on fait sauter ce verrou et que l’on pense même que la multiplication des ressources est un signe de la bénédiction de Dieu, le jugement arrive. Ce qui s’est passé en Israël semble se produire au niveau planétaire aujourd’hui.
DH : Peut-on parler d’espérance face à la crise écologique ?
CB : J’entends deux types de réponses chrétiennes. La première me semble problématique : ce serait l’idée que Dieu serait trop bon pour nous laisser détruire sa planète et nous sommes trop insignifiants pour vraiment abimer les choses. Par conséquent, il ne serait pas nécessaire de s’inquiéter, d’être « éco-anxieux ». On entend même qu’il vaudrait mieux ne pas trop parler d’écologie parce que cela serait mauvais pour le moral et qu’un chrétien n’est pas censé être déprimé… L’idée serait alors que parce que nous sommes le peuple de l’espérance on éviterait les sujets désespérants.
Tout cela me semble en décalage avec l’enseignement biblique qui n’exclut pas les mauvaises nouvelles ! Mais à l’inverse, il y a un horizon d’espérance : à la fin, l’Agneau, le Christ, gagne et restaure toutes choses. La nouvelle Jérusalem est la promesse d’une situation où nous n’aurons plus à nous inquiéter de notre niveau d’émission de CO₂ et du réchauffement climatique, etc. En cela, nous avons une espérance qui dépasse toutes les crises. Dans l’Apocalypse, les martyrs sont omniprésents et jamais il n’est insinué que Jésus protégera forcément de la persécution. Par contre, l’espérance est que ceux qui meurent maintenant auront leur repos auprès du Christ pour l’éternité. Même si ce qui s’oppose à Dieu peut donner l’impression d’avoir la victoire, au bout du bout, comme la mort n’a pas été le mot de la fin pour le Christ à la croix, aucune crise environnementale n’aura le mot de la fin pour les chrétiens. Nous avons l’espérance d’un monde dans lequel tout sera restauré et où toutes ces crises ne seront qu’un lointain souvenir.