Louis Schweitzer (2) : « Il y a tout un passé évangélique qui est un passé social ! »
Le pasteur et théologien français Louis Schweitzer nous livre ses réflexions sur le sujet de la pauvreté au cours de 4 interviews...
Louis Schweitzer est pasteur et théologien. Il enseigne l’éthique et la spiritualité à la Faculté libre de théologie évangélique de Vaux-sur-Seine, ainsi qu’à l’Institut supérieur d’études œcuméniques de Paris. Cet article s’inscrit dans une série de 4 interviews réalisées avec lui sur le sujet de la pauvreté et du développement…
SEL : Dans quelle mesure les évangéliques se préoccupent-ils des questions sociales ?
Louis Schweitzer : La réponse est complexe. Le monde évangélique est issu de sources et d’influences diverses mais, quand on regarde les grands réveils, très souvent il y a eu un véritable souci au niveau social. Le renouveau spirituel est très souvent allé de pair avec un renouveau de l’engagement pour une plus grande justice sociale. À partir du moment où on vit une expérience spirituelle forte, on ne peut que mettre en pratique l’amour du prochain qui est finalement quelque chose de très concret.
J’ai vu des cas pratiques où des gens, qui avaient comme seul souci d’évangéliser dans des quartiers pauvres, ont mis sur pied de l’action sociale simplement par souci d’honnêteté et de cohérence. Si je veux leur parler de Jésus-Christ, je ne peux pas ne pas prendre en compte les difficultés des personnes à qui je m’adresse.
J’ai donc l’impression qu’il y a tout un passé évangélique qui est un passé social. Les œuvres sociales du protestantisme aux XIXe et XXe siècles ont très souvent été créées par des évangéliques, même si elles ont pu, ensuite, être reprises par d’autres. Mais ce souci me paraît profondément évangélique !
La relation entre les évangéliques et le social n’est pas non plus toujours systématique ?
Effectivement, plusieurs raisons font que les choses sont un peu plus complexes. La première, c’est qu’une partie du monde évangélique a vu son identité (à partir du début du XXe siècle avec la crise fondamentaliste) dans la rigueur doctrinale et dans la rectitude théologique. À partir de là, tout le reste est devenu très secondaire et la seule chose qui comptait c’était, d’une certaine manière, de conserver la vérité de la foi sur le plan théologique.
Un second élément qui a pu jouer est que tout un courant protestant, plutôt libéral qu’évangélique, a fortement mis l’accent sur ce qu’ils appelaient l’orthopraxie. Pour eux, la théologie n’était finalement pas très importante et ils tenaient un discours du type : « La doctrine, l’Écriture d’accord mais ce qui compte c’est la manière de vivre, d’aimer mon prochain, de le servir… » Et donc de manière naturelle, il y a un phénomène de polarité qui a joué. Puisque ces gens-là mettaient l’accent sur l’orthopraxie, les évangéliques ont mis eux l’accent sur l’orthodoxie. Ils ont laissé en quelque sorte aux libéraux, ou plus largement aux grandes Églises ce genre de souci et ne se sont occupés que de la rectitude théologique et du salut des hommes.
Comment faut-il alors articuler évangélisation et lutte contre la pauvreté ?
L’annonce de l’Évangile me paraît tout à fait vitale mais elle ne va pas sérieusement sans l’engagement social. Dans la pratique, j’ai l’impression que l’Église parle au moins autant si ce n’est plus par ce qu’elle vit dans la réalité que par le discours qu’elle tient. Les deux vont de pair. Il ne s’agit pas de supprimer le discours en ne faisant qu’agir, ni l’inverse.
Depuis le début, il y a toujours eu une articulation entre l’évangélisation et le service. Les deux dimensions marchent ensemble et ça ne pose pas de problème tant que ça reste à un niveau concret et que l’on ne passe pas au niveau de la réflexion sociale et politique en général.
Jésus guérissait les malades et annonçait le Royaume, l’un est le reflet et le signe de l’autre. L’Écriture tout entière nous dit que l’amour n’est pas un simple sentiment mais une volonté et une action concrète. Donc pour moi, il n’y a pas l’ombre d’une opposition entre la mission de l’Église et l’engagement auprès des plus pauvres. Si j’aime mon prochain comme moi-même, je dois lui donner à manger comme je dois essayer de lui apporter la richesse spirituelle que j’ai pu recevoir par l’Évangile.
Existe-il quand même un certain consensus chez les évangéliques sur les questions d’éthique sociale ou bien ces sujets font l’objet de vifs débats ?
J’ai l’impression que le clivage évangélique est plus fort sur les questions sociales que sur les questions doctrinales. La diversité des approches y est beaucoup plus grande il me semble. Bien sûr quand il s’agit de dire qu’il faut être gentil avec les pauvres tout le monde va être d’accord parce qu’il n’est pas vraiment possible de dire le contraire. Mais dès qu’on va passer à des choses pratiques, il va y avoir de grandes différences !
Et surtout, il me semble que la différence fondamentale ne porte pas sur l’engagement social. Sur ce point, il va y avoir aujourd’hui une sorte de consensus pour dire qu’il est une bonne chose : les uns disant qu’il est une chose vitale, les autres disant qu’il est une chose utile. Là où je pense qu’il y aura un clivage très fort (enfin quand je dis clivage ce n’est pas un clivage entre deux positions mais un mélange de positions très variées) c’est dès qu’on va arriver à la dimension politique. C’est-à-dire dès que l’on ne va plus simplement dire qu’il faut donner à manger aux pauvres mais que l’on va se poser la question de savoir pourquoi il y a des pauvres…