Pratiquer la justice à la lumière de la Bible
Tout au long de ce texte de réflexion, Sylvain Romerowski, théologien et professeur à l'Institut Biblique de Nogent, nous éclaire sur le concept biblique de justice et sur les implications pratiques de celui-ci.
Interview réalisée par Daniel Hillion, Directeur des Études au SEL.
Comment définiriez-vous la justice de manière générale et plus particulièrement en rapport avec la situation de ceux qui se trouvent dans la pauvreté ?
Il faut d’abord relever qu’il y a plusieurs concepts ou notions de justice : on peut parler de la justice comme attribut de Dieu, de la justice comme disposition de l’individu, c’est-à-dire la droiture, de la justice dans les rapports avec le prochain, de la justice sociale et de la justice dans les tribunaux.
La justice pour l’individu ou pour une société est la conformité à la loi de Dieu. C’est la loi de Dieu qui détermine ce qui est juste. On peut encore dire qu’il s’agit de la rectitude du comportement envers le prochain. Elle se définit en fonction d’une norme établie par Dieu qui découle de sa nature et qui donne aux humains des droits qu’il nous faut alors respecter.
Par rapport à ceux qui vivent dans la pauvreté, on peut relever qu’en Exode 22.25-26, Dieu dit :
« Si tu prends en gage le manteau de ton prochain, tu le lui rendras avant le coucher du soleil, car c’est là sa seule couverture ; autrement, dans quoi s’envelopperait-il pour dormir ? S’il crie vers moi, je l’écouterai, car je suis compatissant. »
C’est parce que Dieu est compatissant que nous devons être compatissants envers celui qui est dans le besoin. Le fondement de la Loi nous est ainsi indiqué : la Loi découle de la nature divine, elle en est l’expression. Par conséquent elle révèle Dieu, étant un reflet de son être.
J’attirerais aussi l’attention sur les lois de Lévitique 25 qui sont là pour préserver les droits de chaque famille de pouvoir subvenir à ses besoins. Elles visaient à maintenir une certaine égalité sociale entre les Israélites, en empêchant que les terres soient concentrées entre les mains de quelques grands propriétaires, et que le reste du peuple soit réduit au servage, en proie à l’exploitation économique et à l’oppression par les nantis. La terre, qui devait revenir régulièrement aux familles, était l’instrument de travail et non pas seulement un patrimoine. Il s’agit donc bien de garantir la capacité de chaque famille à subvenir à ses besoins.
Par rapport à la pauvreté, le noyau de la recherche de la justice, c’est donc de viser à ce que chacun puisse subvenir à ses propres besoins, vivre « normalement » ou « décemment ». Le minimum, ce sont la nourriture, le vêtement, le logement, etc. Mais il faut viser plus que ce minimum, des conditions de vie relativement bonnes : il s’agit de quelque chose qu’un gouvernement a la responsabilité de favoriser. Un système économique qui est de soi générateur de chômage a quelque chose de contraire à la loi de Dieu.
Vous considérez donc que les principes des lois adressées à Israël comme celle du jubilé en Lévitique 25 peuvent être universalisés ?
Les lois que Dieu donne à Israël sont bonnes pour toute société. Bien sûr, certaines stipulations concrètes sont adaptées à la situation de l’époque et ne le seraient plus aujourd’hui. Mais ces lois sont la concrétisation de principes qui sont valables universellement et ne concernent pas uniquement le peuple de Dieu. C’est ce qu’indique Deutéronome 4.6-8[1] : les autres peuples étaient censés reconnaître la justice des lois du peuple d’Israël.
Il est vrai que les principes eux-mêmes ne se trouvent pas toujours énoncés explicitement dans les textes : dégager de tels principes demande donc un certain discernement qui doit aussi s’opérer en fonction de l’ensemble de l’enseignement biblique. L’entreprise comporte le risque de déformer l’intention du législateur mais on ne peut faire autrement, d’où la nécessité d’un solide travail de réflexion, mais cela demeure possible.
Qu’en est-il de l’enseignement du Nouveau Testament par rapport à la justice ?
Jésus parle surtout de rapports interpersonnels. Ainsi, le sermon sur la montagne énonce ce qu’est la justice du royaume de Dieu pour ce qui concerne les relations avec le prochain en conformité avec la volonté de Dieu.
On peut relever dans le Nouveau Testament l’insistance sur l’aide aux pauvres au sein de l’Église et l’exhortation à faire du bien à tous les humains (cf. Galates 6.10). L’épître de Jacques traite de justice sociale, principalement en s’adressant aux riches. On croirait entendre un prophète de l’Ancien Testament : cela montre bien que les préoccupations vétérotestamentaires subsistent dans le Nouveau Testament et qu’il ne faut pas opposer les deux. Il est aussi à noter que, dans le monde gréco-romain, il n’y avait pas beaucoup de possibilités d’agir sur le système. Mais les recommandations faites sur la manière de traiter les esclaves ou les serviteurs disent quelque chose sur le sujet de la justice sociale.
Que signifie « pratiquer la justice » concrètement ?
C’est obéir à la loi de Dieu dans ses relations avec le prochain ! Cela implique le respect des personnes et des biens d’autrui. Cela implique en particulier de respecter les droits du prochain, d’être honnête, intègre, de ne pas lui nuire, etc. Le Psaume 15 donne une liste d’exemples et de même les textes d’Ézéchiel 18.5-9[2] et 33.14-15[3] , ou la prédication de Jean-Baptiste (Lc 3.10-14)[4] . Pour les magistrats, il s’agit de rendre la justice d’une manière qui est conforme aux faits, en ne favorisant pas celui qui verse des pots de vin (mais sans avantager le pauvre parce qu’il est pauvre non plus). Pour qui est en position d’autorité, la justice doit se manifester dans la manière de gouverner et d’édicter des lois.
La loi de Dieu me dit d’aimer mon prochain comme moi-même. Est-ce que cela signifie que l’amour et la pratique de la justice seraient la même chose ?
Ce que Paul écrit dans Romains 13.8-10 irait dans ce sens : « l’amour est donc l’accomplissement de la Loi. » L’amour comporte quand même quelque chose d’autre que la notion de justice. Il s’agit d’une certaine motivation que l’on ne considère pas quand on parle de justice : l’amour veut le bien du prochain et agit dans ce sens. La justice, c’est le respect des droits du prochain tels qu’ils sont définis par la Loi. Plus largement encore, c’est la conformité à la Loi dans les rapports avec le prochain. Or la Loi commande l’amour du prochain. La justice va donc jusqu’à l’amour du prochain. Il est frappant de voir que, au sens biblique, être juste comporte donner son pain à celui qui a faim et couvrir d’un vêtement celui qui est nu (Ézéchiel 18.7-9). Parler d’amour du prochain, c’est regarder la Loi sous un certain angle ou sous une certaine perspective, celle de la motivation ; parler de justice, c’est considérer la Loi sous une autre perspective, la perspective juridique. Mais le contenu concret reste le même.
Que veut dire obéir à la loi de Dieu dans ses relations avec le prochain pauvre ?
La loi de Dieu nous demande de nous soucier du pauvre. Ne pas le faire, ne pas faire preuve de générosité envers le pauvre, c’est manquer à nos responsabilités. Elle nous parle aussi de la manière de le faire. Prenons l’exemple de la loi sur le glanage : c’est une mesure prise pour secourir celui qui est dans la pauvreté mais sans promouvoir une mentalité d’assisté. Le pauvre doit se déplacer pour aller glaner et travailler. La loi demande qu’on vienne en aide au pauvre sans l’infantiliser.
La loi mosaïque préservait pour chaque famille le droit de disposer de terres et d’en recueillir les productions, tout en rappelant que le pays appartenait en fait au Seigneur. Ainsi le droit de propriété s’accompagnait d’un devoir de gérance pour Dieu de cette propriété, et ce devoir impliquait l’obligation d’user de la richesse produite pour secourir les nécessiteux.
Si on élargit la perspective, il faut dire que la pauvreté est le résultat de l’organisation économique de la société. Précisons que je ne veux pas dire par là que tel système économique, par exemple le capitalisme, est mauvais en soi. Ce sont les gens qui sont mauvais et qui agissent au sein du système capitaliste de manière injuste. Mais du coup, cela résulte en une organisation économique de la société qui est injuste, donc non pas à cause du capitalisme, mais à cause du péché des gens qui vivent dans les sociétés capitalistes. Alors, dans bien des situations, nous sommes pris et coincés dans un système injuste qui est facteur de pauvreté dans notre pays et à l’échelle mondiale. La plupart d’entre nous n’en sommes pas responsables – à moins d’avoir une certaine position dans la société, et encore. Les choses sont compliquées parce que le mal est partout et que nous n’avons parfois le choix qu’entre plusieurs maux, donc que le choix du moindre mal. L’action que nous pouvons avoir, ce sont des gouttes d’eau dans un océan, mais elles en valent la peine. Les chrétiens ont la responsabilité de promouvoir la justice sociale dans la mesure où ils sont en position de le faire.
Nous pouvons relever en particulier que l’Écriture nous invite à la sobriété : cela nous permet d’abord d’être plus généreux ; cela modère aussi notre participation à la société de consommation. Il s’agit de renoncer à une mentalité du « tout, tout de suite », de ne pas se laisser entraîner par le système, de vivre différemment, plus simplement que bien des personnes qui ont le même niveau de ressources que nous.
Si la notion de justice est liée au fait que les personnes ont des droits, quelle est la responsabilité des chrétiens et des Églises lorsque ces droits ne sont pas respectés ? Que devraient-ils faire ?
Concernant le rôle de l’Église par rapport au plaidoyer pour la justice, il faut relever que, quand les prophètes dénoncent les injustices sociales, c’est pour appeler à revenir à Dieu et c’est en soulignant que les injustices sociales sont les conséquences de la rébellion contre Dieu : elles sont dénoncées comme symptômes de cette rébellion. Revenir à Dieu va impliquer de changer de comportement dans ce domaine. Le rôle prophétique de l’Église, de même, n’est pas d’appeler notre monde à la justice sociale de façon isolée, mais d’appeler à la conversion et aux changements qui doivent résulter de la conversion et avoir des effets positifs en termes de justice sociale.
À titre individuel par contre, le chrétien peut s’engager pour une amélioration de la société qui n’est pas nécessairement liée à la conversion des gens. Cela a pu donner de réels résultats, notamment à une période où le christianisme avait un poids social plus important qu’aujourd’hui, par rapport à l’abolition de l’esclavage par exemple. Mais cela, ce n’est pas le rôle prophétique de l’Église, c’est l’accomplissement de leur vocation personnelle par certains chrétiens.
Le rôle de l’Église est également d’enseigner les chrétiens pour qu’ils vivent selon la volonté de Dieu dans tous les domaines de leur vie. Soulignons que la Bible donne le cadre et les principes mais que lorsque l’on passe à l’application, il faut tenir compte des réalités socio-économiques. Cela demande une vraie compétence et au-delà d’affirmations très générales, ce sont les gens compétents de nos Églises qui sont aptes à dire des choses concrètes.
Dans nos Églises, nous manquons d’enseignement sur la vocation. Or il y aurait toute une réflexion à stimuler par exemple sur l’orientation vers un type de profession qui soit au service de la société, qui contribue à son bien. C’est le principe de Jérémie 29 : œuvrer au bien-être de la société dans laquelle on vit.
Ensuite, la réponse à la question de savoir ce que je peux faire pour aider quelqu’un qui se trouve dans la pauvreté en conséquence d’une injustice est différente selon que je suis simple citoyen, maire de ma commune, chef d’entreprise, membre du gouvernement, etc. L’Église devrait faire réfléchir les chrétiens sur leur vocation et la manière dont ils vont vivre leur vie professionnelle, ou tout autre engagement éventuel au service de la société, et donc sur leur responsabilité en tant que chrétiens envers les démunis. Mais le rôle de l’Église n’est pas d’assumer cette responsabilité à leur place.
Est-ce que la justice dans la Bible concerne seulement le comportement (pratiquer la justice) ou vise aussi à changer la situation du monde (établir la justice) ? Dans ce dernier cas, qu’est-il réaliste d’espérer accomplir ?
Les lois de Dieu présentent un certain idéal. Preuve en est la promesse que si les Israélites les respectent, il n’y aura pas de pauvres chez eux (Deutéronome 15.4). Or nous vivons dans un monde corrompu, dans lequel l’idéal n’est pas réalisable. Ce n’est pas à dire que l’idéal soit irréaliste. Les lois de Dieu sont réalistes dans ce sens qu’elles sont parfaitement adaptées à la réalité humaine. La preuve, c’est que cet idéal sera un jour réalisé sur la nouvelle terre. La raison pour laquelle l’idéal n’est pas réalisable n’est pas le caractère humain des acteurs, mais leur caractère pécheur. Il est donc juste et nécessaire de critiquer notre réalité en prenant l’idéal pour critère. Il faut dire ce qui devrait être, dénoncer ce qui, dans notre réalité, s’écarte de l’intention divine. D’ailleurs, en donnant sa loi, Dieu savait fort bien qu’elle ne serait pas appliquée, parce qu’Israël était un peuple corrompu. Mais cela ne l’a pas empêché de donner cette loi qui présente un certain idéal. De même, les prophètes ont dénoncé le mal tout en sachant qu’ils ne seraient pas entendus de tous.
Faut-il alors renoncer à toute amélioration ? Certainement pas. Il est certainement possible de réaliser des choses dans notre monde tel qu’il est. Il nous faut donc, non seulement dire l’idéal, mais aussi dire le possible, ce qui serait réalisable dans notre monde corrompu par le péché. D’ailleurs, bien des lois de Dieu, ainsi que les écrits de sagesse, tiennent compte de la réalité corrompue.
Ceci veut-il dire que nous n’allons dire l’idéal dans un premier temps que pour le mettre de côté lorsque nous aborderons le réalisable en ce monde ? Les choses se présentent en fait de manière plus complexe que cela. L’idéal indique la direction vers laquelle il convient d’aller. En même temps, il faut tenir compte de la situation réelle et des facteurs qui ne permettent pas de réaliser l’idéal. On cherchera donc à réaliser de l’idéal ce qui est possible dans la situation réelle, ou à faire des pas en direction de l’idéal dans cette situation. En outre, ce qui serait possible aujourd’hui, dans notre situation, ne sera en fait pas toujours réalisé car les acteurs concernés ne voudront pas le faire. Ainsi, même des mesures tout à fait réalistes, que l’on pourrait aujourd’hui mettre en œuvre, resteront dans le champ du souhaitable non réalisé.
Ce qu’il faut dire en tout cas, c’est que les commandements de Dieu visent un ordre social juste. Le Psaume 72 brosse le tableau d’un idéal de justice et indique ce qu’on attend d’un roi à cet égard. Les prophéties messianiques annoncent la réalisation de cet idéal (Ésaïe 9 et 11). Cela peut nous guider pour ce que nous voulons promouvoir dans le monde, en nous montrant ce que Dieu veut pour une société, même si nous savons que nous n’atteindrons pas cet idéal tant que le Seigneur ne sera pas revenu. Il s’agit d’œuvrer dans ce sens dans la mesure où nous avons la capacité de le faire.
Pour aller plus loin
Découvrez d’autres articles sur le sujet sur le blog du SEL :
- Introduction au sujet de la pratique de la justice, Daniel Hillion
- Manifester le projet de Dieu pour le monde par notre vie : une question de justice ?, Thomas Poëtte
- Reconvertir notre vision du monde pour mieux pratiquer la justice, Georges Atido
- Rechercher le royaume de Dieu et sa justice : une mission pour l’Église, Neal Blough
Notes
[1] « Vous les [les prescriptions est les ordonnances] observerez et vous les mettrez en pratique ; car ce sera là votre sagesse et votre intelligence aux yeux des peuples, qui entendront parler de toutes ces prescriptions et qui diront : Cette grande nation ne peut être qu’un peuple sage et intelligent ! Quelle est, en effet, la grande nation qui ait des dieux aussi proches d’elle que l’Éternel, notre Dieu, (l’est de nous) toutes les fois que nous l’invoquons ? Et quelle est la grande nation qui ait des prescriptions et des ordonnances justes, comme toute cette loi que je vous présente aujourd’hui ? »
Les citations bibliques en notes sont tirées de la traduction dite à la Colombe.
[2] « L’homme qui est juste, qui pratique le droit et la justice, qui ne mange pas sur les montagnes et ne lève pas les yeux vers les idoles de la maison d’Israël, qui ne séduit pas la femme de son prochain et ne s’approche pas d’une femme pendant son indisposition, qui n’exploite personne, qui rend au débiteur son gage, qui ne commet pas de vol, qui donne son pain à celui qui a faim et couvre d’un vêtement celui qui est nu, qui ne prête pas à intérêt et ne tire pas d’usure, qui détourne sa main de l’injustice et juge selon la vérité entre deux hommes, qui suit mes prescriptions et observe mes ordonnances en agissant selon la vérité, celui-là est juste ; il vivra à coup sûr, – oracle du Seigneur, l’Éternel. »
[3] « Lorsque je dis au méchant : Oui, tu mourras ! – s’il se détourne de son péché et pratique le droit et la justice, si le méchant rend le gage, restitue ce qu’il a dérobé, suit les prescriptions qui donnent la vie, sans commettre l’injustice, oui il vivra, il ne mourra pas. »
[4] « Les foules l’interrogeaient : Que ferons-nous donc ? Il leur répondit : Que celui qui a deux tuniques partage avec celui qui n’en a pas, et que celui qui a de quoi manger fasse de même. Il vint aussi des péagers pour être baptisés, et ils lui dirent : Maître, que ferons-nous ? Il leur dit : N’exigez rien au-delà de ce qui vous a été ordonné. Des soldats aussi lui demandèrent : Et nous, que ferons-nous ? Il leur dit : Ne faites violence à personne, et ne dénoncez personne à tort, mais contentez-vous de votre solde. »